Chapitre 11
Kahlan se réveilla en sursaut. Le dos contre celui de Richard, elle écarta un voile de cheveux de ses yeux et tenta de s’éclaircir les idées. À côté d’elle, son mari s’assit vivement, la privant d’une présence chaude et réconfortante. Quelqu’un frappait à la porte, et c’était sans doute cela qui avait tiré les deux jeunes gens du sommeil.
— Seigneur Rahl ! appela une voix étouffée. Seigneur Rahl !
C’était Cara. En finissant d’enfiler son pantalon, Richard courut lui ouvrir.
— Que se passe-t-il ?
Dehors, le soleil était levé et le flot de lumière qui pénétra dans la maison des esprits força Kahlan à plisser les yeux.
— C’est la guérisseuse qui m’envoie. Zedd et Anna sont malades. Je n’ai pas saisi tous les détails, mais Nissel veut que vous veniez.
— Ils sont très malades ? demanda le Sourcier en ramassant ses bottes.
— La guérisseuse ne semblait pas inquiète, donc ça ne doit pas être grave. Mais je ne connais rien à la médecine, vous savez… J’ai pensé que vous voudriez venir voir.
— Et tu as eu raison. Nous arrivons.
L’inquisitrice s’habillait déjà. Encore humides, ses vêtements, par bonheur, n’étaient plus gorgés d’eau.
— Richard, tu as une idée de ce qui leur arrive ?
— Pas la moindre, répondit le Sourcier en finissant d’enfiler sa tunique noire sans manches.
Jugeant inutile de s’équiper entièrement, il boucla tout de même son ceinturon. Il ne laissait jamais sans surveillance les objets ô combien dangereux rangés dans ses sacoches et dans ses bourses.
— Tu crois que c’est lié à la magie ? demanda Kahlan en sautillant pour enfiler ses bottes. Une perturbation due à la présence du Cabrioleur ?
— Ne nous angoissons pas pour rien… On le saura très bientôt.
Dès qu’ils furent sortis, Cara partit au pas de course et ils la suivirent.
La matinée était grisâtre, et il pleuvait toujours – un crachin glacial qui, combiné au ciel plombé, annonçait une journée maussade. Au moins, l’orage avait cessé.
La tresse blonde de Cara, emmêlée et trempée, pendait misérablement dans son dos.
Mes cheveux doivent avoir l’air encore plus minables…, pensa Kahlan, d’une humeur aussi morose que le temps.
En revanche, l’uniforme de la Mord-Sith étincelait. Cette tenue était la fierté de Cara et de ses collègues. Comme un étendard rouge sang, il annonçait la couleur d’emblée, et bien mieux qu’un long discours : ces femmes étaient dangereuses, et elles tenaient à ce qu’on le sache.
Voyant les gouttes de pluie rouler sur le cuir sans y pénétrer, l’Inquisitrice supposa que Cara l’avait traité avec des huiles spéciales ou de la lanoline. L’uniforme était si moulant que les Mord-Sith, quand elles se déshabillaient, devaient avoir le sentiment de retirer une couche de peau…
— Vous en avez fait des choses, cette nuit ! lança Cara.
Par-dessus son épaule, elle foudroya du regard les deux jeunes gens.
À voir ses mâchoires serrées, on devinait qu’elle était furieuse qu’on l’ait laissée dormir pendant que ses deux protégés erraient dans la nuit comme des gamins idiots qui cherchent les ennuis avec une lanterne, histoire de s’amuser un peu.
— J’ai trouvé le poulet qui n’en est pas un, annonça Kahlan.
Épuisés, crottés et trempés jusqu’aux os, les deux époux n’avaient pas beaucoup parlé sur le chemin de la maison des esprits. L’Inquisitrice ayant voulu savoir comment il l’avait retrouvée, Richard lui avait expliqué en quelques mots qu’il avait entendu sa voix monter de la maison des morts, alors qu’il était lui-même parti traquer le monstre à plumes. À la grande surprise de sa femme, il n’avait émis aucun commentaire sur le scepticisme mal inspiré dont elle avait fait preuve depuis le début de cette affaire.
Kahlan avait pris les devants et s’était excusée de lui avoir compliqué la tâche en ne lui faisant pas confiance.
Richard l’avait serrée dans ses bras. L’essentiel, avait-il dit, c’était que les esprits du bien, qu’il remerciait profusément, aient veillé sur elle. Curieusement, la jeune femme avait eu l’impression qu’elle se serait sentie mieux s’il lui avait fait des reproches.
Morts de fatigue, les deux jeunes gens s’étaient aussitôt glissés sous leurs couvertures. Malgré sa lassitude, Kahlan avait redouté de ne pas pouvoir fermer l’œil, hantée par le souvenir de son combat contre le poulet démoniaque. Enveloppée par la chaleur de Richard et le contact rassurant de sa main sur son épaule, elle s’était en fait endormie comme une masse.
— Personne ne m’a encore expliqué cette histoire de poulet, marmonna Cara en s’engageant dans un passage latéral.
— Je ne peux pas dire ce qui m’a alarmé, répondit Richard. Quelque chose clochait, c’est tout… Une intuition. Quand je voyais cet animal, tous les poils de ma nuque se hérissaient.
— Cara, si tu l’avais vu, ajouta Kahlan, tu comprendrais. Quand il m’a regardée, le mal brillait dans les yeux de ce monstre.
— Si c’était une poule, elle allait peut-être pondre un œuf, railla Cara, ouvertement sceptique.
— Il m’a appelée par mon titre.
— Vraiment ? Ça m’aurait secouée aussi, je dois l’avouer. Il a vraiment dit « Mère Inquisitrice » ?
Kahlan nota que la Mord-Sith était sincèrement inquiète.
— En réalité, il s’est contenté de « Mère ». Mais je n’ai pas attendu poliment qu’il finisse sa phrase.
Quand les trois jeunes gens entrèrent dans la petite maison où résidaient Zedd et Anna, Nissel se leva de la fourrure étendue à même le sol, devant la cheminée. Une infusion d’herbes aromatiques chauffait sur un petit feu et une miche de tava, posée sur une tablette, près de l’âtre, restait au chaud en attendant qu’on veuille bien la consommer.
— Bonjour, Mère Inquisitrice, dit la vieille Femme d’Adobe avec le petit sourire entendu qu’elle affichait presque en permanence. Vous avez bien dormi ?
— Oui, comme un loir… Nissel, quel est le problème, avec Zedd et Anna ?
La vieille femme se rembrunit et regarda la tenture qui tenait lieu de porte à la pièce du fond.
— Je n’en suis pas sûre…
— Quels sont leurs symptômes ? demanda Richard quand l’Inquisitrice lui eut traduit ce bref dialogue. De la fièvre ? Des maux d’estomac ? Une migraine ? Allons, c’est facile à dire, pour une professionnelle ! La tête leur est-elle tombée des épaules ?
Nissel dévisagea le Sourcier pendant que Kahlan lui traduisait la question.
— Votre tout nouveau mari ignore la patience, Mère Inquisitrice, dit- elle, son petit sourire revenu.
— Il s’inquiète pour son grand-père. Vous savez, il l’adore ! Alors, que pouvez-vous nous dire ?
Nissel se détourna un instant pour remuer son infusion. Depuis qu’elle la connaissait, Kahlan était frappée par les étranges manies de la guérisseuse. Comme son habitude de marmonner sans cesse en travaillant, ou, plus étonnant encore, la bizarre méthode qui consistait à poser des pierres sur le ventre d’un blessé pour le distraire pendant qu’elle recousait ses blessures. Cela dit, Nissel avait une intelligence acérée et elle était une thérapeute d’exception. Une vie d’expérience et des trésors de connaissances se cachaient dans son petit corps voûté par l’âge.
D’une main, la guérisseuse ajusta son fichu sur ses épaules, puis elle s’agenouilla devant la Grâce toujours dessinée dans la poussière, au centre de la salle. Tendant un bras, elle laissa courir un index sur une des lignes droites qui jaillissaient de l’étoile – celle qui représentait la magie.
— Tout vient de là, je crois…
Richard et Kahlan échangèrent un regard inquiet.
— Vous en sauriez davantage, et plus vite, grogna Cara, si vous alliez jeter un d’œil par vous-mêmes !
— Si ça ne te dérange pas, dit Richard cassant, nous aimerions savoir ce qui nous attend.
Kahlan se détendit un peu. La Mord-Sith ne se serait pas montrée aussi insolente si elle avait pensé qu’une bataille pour la vie ou la mort faisait rage derrière la tenture. Cela posé, elle ne savait pas grand-chose de la magie, à part qu’elle l’abominait.
À l’instar des soldats d’harans, pourtant féroces et courageux, les Mord-Sith redoutaient la magie. Comme elles le répétaient souvent, elles étaient l’acier qui affronte l’acier, et leur seigneur devait se charger des menaces surnaturelles. Le lien entre le seigneur Rahl et son peuple reposait sur ce contrat tacite. Alors que les guerriers et les femmes telles que Cara protégeaient son corps, il devait, en quelque sorte, se charger de défendre leur âme…
Paradoxalement, ce même lien – en d’autres termes, une relation symbiotique – conférait aux Agiels leur terrifiante puissance et permettait aux Mord-Sith, par un usage indirect de la magie, de contrôler le pouvoir de toute personne ayant le don. Jusqu’à ce que Richard les ait libérées, la mission de ces femmes ne s’était pas limitée à défendre leur maître. Souvent chargées d’arracher des informations aux ennemis du seigneur Rahl dotés de pouvoirs magiques, elles étaient devenues expertes dans l’art de les torturer à mort – et de les faire parler avant qu’ils expirent.
À part celui des Inquisitrices, aucun pouvoir ne pouvait résister au don de « captation » des Mord-Sith. Même si elles redoutaient la magie, elles étaient un véritable fléau pour ceux qui la contrôlaient. Mais les gens ne disaient-ils pas depuis toujours à Kahlan que les serpents, qui la terrorisaient, étaient sûrement morts de peur devant elle ?
Les mains dans le dos, Cara entreprit de monter la garde face à l’entrée.
Kahlan se baissa pour passer sous la petite porte intérieure pendant que Richard, très galant, lui tenait la tenture écartée.
Des bougies brûlaient dans l’arrière-pièce sans fenêtre au sol couvert de runes magiques. Du premier coup d’œil, l’Inquisitrice vit qu’il ne s’agissait pas de symboles didactiques, comme la Grâce de la première salle. Ceux-là étaient dessinés dans du sang.
— Attention, ne marche pas dessus ! dit la jeune femme en retenant le Sourcier par un bras. Ces runes sont là pour piéger des intrus imprudents.
Richard fit signe qu’il avait compris. Prudemment, les deux jeunes gens se frayèrent un chemin dans un incroyable fouillis d’étranges ustensiles. Des couvertures tirées jusqu’au menton, Zedd et Anna étaient allongés côte à côte sur une paillasse posée contre le mur du fond.
— Zedd, murmura Richard en s’agenouillant, tu es réveillé ?
Kahlan s’accroupit près de son mari, lui prit la main et s’assit sur les talons comme lui. Quand Anna ouvrit les yeux et la regarda, elle lui saisit également la main.
— Te voilà enfin, Richard ? souffla le vieux sorcier en battant des paupières comme si la lumière des bougies, pourtant chiche, lui blessait les yeux. Parfait… Nous devons parler.
— Tu es malade ? Que pouvons-nous faire pour t’aider ?
Les cheveux blancs du sorcier semblaient encore plus en bataille que d’habitude. Avec si peu de lumière, on voyait à peine ses rides, mais il paraissait avoir vieilli de dix ans en une nuit.
— Anna et moi sommes un peu… fatigués… c’est tout. Nous avons…
Zedd sortit une main tremblante de sous sa couverture et désigna les runes tracées sur le sol. La peau du vieil homme pendait lamentablement sur ses os, plus flasque que jamais…
— Dis lui tout, souffla Anna, ou je m’en chargerai à ta place.
— Me dire quoi ? lança Richard. Que se passe-t-il encore ?
Zedd posa sa main osseuse sur la cuisse musclée de son petit-fils. Avant de parler, il prit plusieurs inspirations laborieuses.
— Tu te souviens de notre conversation au sujet de la magie ? Et de nos suppositions, si elle disparaissait…
— Bien sûr.
— Mon garçon, ça commence…
— Les Carillons ?
— Non, répondit Anna, les Sœurs de l’Obscurité. (Du dos de la main, elle essuya la sueur qui ruisselait sur ses yeux.) Elles ont lancé un sort pour appeler dans notre monde… le poulet monstrueux.
— Le Cabrioleur, dit Zedd, rafraîchissant la mémoire de la Dame Abbesse. En l’invoquant, elles ont déclenché, volontairement ou non, un processus de dégénérescence de la magie.
— C’était volontaire, affirma Richard. Un ordre de Jagang, que les Sœurs ont exécuté…
Zedd ferma les yeux et hocha la tête.
— Je pense que tu as raison, mon garçon.
— Et vous n’avez rien pu faire pour empêcher ça ? demanda Kahlan. À vous entendre, c’était un jeu d’enfant !
— Les sorts de vérification nous ont coûté beaucoup d’énergie, souffla Anna, aussi amère que l’Inquisitrice l’aurait été à sa place. Nous sommes à bout de forces…
Zedd leva le bras puis le laissa aussitôt retomber sur la cuisse de Richard.
— Anna et moi avons beaucoup plus de pouvoirs que d’autres sorciers ou magiciennes. Il est normal que l’entropie nous frappe les premiers.
— Selon vous, les plus faibles devaient être touchés d’abord, dit Kahlan, déroutée.
Anna secoua vigoureusement la tête.
— Pas dans ce cas…, souffla-t-elle.
— Pourquoi ne sommes-nous pas affectés, Kahlan et moi ? intervint Richard. Entre mon don et son pouvoir, nous devrions…
Zedd leva le bras et agita la main.
— Non, non ! Ça ne marche pas ainsi. Nous sommes les premières cibles. Enfin, davantage moi que Anna …
— Ne leur embrouille pas les idées, dit la Dame Abbesse. C’est bien trop important ! (La voix de la vieille dame reprit un peu d’assurance.) Richard, le pouvoir de Kahlan lui fera bientôt défaut. Et le tien aussi. Comme vous n’en dépendez pas entièrement, ce ne sera pas une catastrophe. Pour nous, en revanche…
— Kahlan aura bientôt perdu son pouvoir d’Inquisitrice, confirma Zedd. Tous ceux qui contrôlent la magie subiront le même sort. Et les créatures magiques ne seront pas épargnées. Sans son pouvoir, Richard, ta femme sera sans défense et il te faudra la protéger.
— Je ne suis pas sans défense…, marmonna Kahlan.
— Anna et toi êtes de taille à neutraliser la menace, dit Richard. Hier soir, tu as rappelé que vous n’étiez pas sans ressource. (Il serra les poings.) Bon sang, vous devez faire quelque chose !
Anna leva un bras et tapota le crâne du vieux sorcier – très doucement, comme si elle n’avait pas la force de faire mieux.
— Tu te décides à parler, vieil homme ? lança-t-elle. Sinon, ce pauvre garçon aura une attaque, et il ne nous sera plus d’aucune utilité.
— Je peux vous aider ? Comment ? Dites-le-moi, et je ferai n’importe quoi !
— J’ai toujours pu compter sur toi, mon garçon, murmura Zedd avec un petit sourire. Toujours…
— Que devons-nous faire ? demanda Kahlan. Zedd, vous pouvez compter sur nous deux !
— Eh bien… Anna et moi connaissons la solution, mais sans aide, nous ne parviendrons pas à la mettre en application.
— Nous sommes là ! rappela Richard. Que faut-il faire ?
Zedd dut lutter pour prendre une inspiration haletante.
— Dans la Forteresse du Sorcier…
L’Inquisitrice éprouva un intense soulagement. Si ce n’était que ça, Richard et elle, grâce à la sliph, seraient à pied d’œuvre en moins d’une journée.
Zedd exhala un profond soupir, comme s’il venait de perdre connaissance. Accablé, Richard se prit les tempes entre le pouce et l’index et appuya très fort. Puis il inspira à fond, posa une main sur l’épaule du sorcier et le secoua doucement.
— Zedd, Zedd ! Que devons-nous faire dans la Forteresse ?
Le vieil homme déglutit péniblement.
— La Forteresse, oui…
Richard respira de nouveau à fond. Il devait garder son calme et parler d’un ton rassurant.
— Oui, j’ai compris, nous devons y aller. Mais que voulais-tu me dire de plus, Zedd ? Que devrai-je y faire ?
Le vieil homme tenta en vain de s’humecter les lèvres.
— De l’eau…
Kahlan posa une main sur l’épaule de Richard, comme pour l’empêcher de se relever d’un bond et de se fracasser le crâne contre le plafond.
— J’y vais…
Nissel était déjà devant la porte. Mais au lieu d’un verre d’eau, elle tendit à l’Inquisitrice une tasse fumante.
— Faites-lui boire cette infusion. Elle lui donnera des forces.
— Merci, mon amie…
Kahlan retourna près de la paillasse, se baissa et approcha la tasse de la bouche de Zedd, qui avala quelques gorgées. Puis elle la tendit à Anna, qui la vida.
Nissel vint rejoindre l’Inquisitrice et lui donna un morceau de pain de tava couvert d’une substance semblable à du miel qui sentait vaguement la menthe, comme si on y avait ajouté un médicament. La guérisseuse souffla à Kahlan d’en faire manger un peu aux deux malades.
— Zedd, vous voulez un peu de tava au miel ?
D’une main tremblante, le sorcier écarta la nourriture de sa bouche.
Richard et Kahlan se regardèrent, de plus en plus inquiets. Zedd, refuser de manger ? Un événement sans précédent ! Le calme de Nissel avait dû induire Cara en erreur, sinon elle n’aurait jamais cru que ce n’était pas grave.
— Zedd, dit le Sourcier, parle-moi de la Forteresse.
Le vieil homme rouvrit les yeux. Rassurée, Kahlan les trouva un peu plus brillants – oui, plus limpides, et plus proches de leur couleur noisette habituelle.
— L’infusion me fait du bien, dit le sorcier en prenant le poignet de Richard. J’en veux encore !
— Nissel, appela Kahlan, la boisson l’aide à se sentir mieux. Il en redemande.
— Bien sûr qu’elle l’aide, marmonna la vieille Femme d’Adobe. Pourquoi croit-il que je la lui ai donnée ?
En maugréant, elle passa dans l’autre pièce pour remplir la tasse. Kahlan aurait juré que son imagination ne lui jouait pas des tours : Zedd était un peu ragaillardi.
— Ouvre bien les oreilles, mon garçon, dit-il, un index brandi pour souligner la gravité de ses propos. Dans la Forteresse, tu trouveras un sort d’une incroyable puissance. Dans une bouteille, il y a un antidote imparable pour nous débarrasser de la souillure qui envahit notre monde…
— Et tu veux que je te l’apporte ? supposa Richard.
— Nous avons tenté de lancer des contre-sorts, dit Anna, qui semblait elle aussi un peu plus alerte, mais nos pouvoirs avaient déjà trop faibli. Hélas, nous n’avons pas découvert assez tôt ce qui se passait…
— Mais le sortilège de la bouteille aura sur la souillure l’effet que celle-ci a sur nous, précisa Zedd.
— L’équilibre des forces rétabli, acheva Richard, tu pourras lancer tes contre-sorts et nous débarrasser de la menace.
— Exactement ! dirent en chœur Zedd et Anna.
— Alors, conclut Kahlan, tout est arrangé. Nous irons en Aydindril, et adieu les ennuis !
— Avec la sliph, nous serons sur place demain. Le temps de trouver la bouteille et de revenir, et l’affaire sera réglée !
Accablée, Anna étouffa un juron et plaqua une main sur ses yeux.
— Zedd, tu n’as donc rien appris à ce garçon ?
— Pourquoi ? s’écria Richard. J’ai dit une bêtise ?
Nissel entra, une tasse d’infusion dans chaque main. Elle tendit la première à Kahlan, et l’autre à Richard.
— Faites-leur tout boire.
— La guérisseuse dit que vous devez les vider, annonça Kahlan.
Anna obéit sans discuter. Zedd plissa les narines, mais son petit-fils lui plaqua la tasse contre les lèvres et le força à avaler jusqu’à la dernière goutte.
— Maintenant, qu’on me dise où est le problème, lâcha Richard alors que le vieux sorcier toussait comme s’il avait avalé de travers.
— Pour commencer, dit Zedd entre deux hoquets, il est inutile de rapporter la bouteille ici. Il suffira de la briser. Le sort étant déjà créé, il n’a pas besoin de mon intervention.
— Casser une bouteille devrait être dans mes cordes, maugréa Richard.
— Peut-être, mais cette bouteille-là est spécialement conçue pour protéger la magie. Il y a un protocole à respecter. Si tu ne la brises pas avec un objet doté du pouvoir approprié, le sort s’évaporera et n’aura aucun effet.
— Quel objet ? Dis-moi ce que je dois faire !
— Utilise l’Épée de Vérité. Elle détruira le contenant sans altérer le contenu.
— Ce n’est pas un problème… J’ai laissé mon arme dans ton enclave, à la Forteresse. Mais ne sera-t-elle pas privée de sa magie ?
— Non. Elle a été fabriquée par un sorcier qui savait protéger ses artefacts des assauts comme celui que nous subissons.
— Si je comprends bien, mon épée pourrait détruire un Cabrioleur ?
— Mes connaissances sur ce sujet sont très lacunaires, mais je crois que cette arme seule aura le pouvoir de te protéger. (Zedd agrippa Richard par le devant de sa tunique et le tira vers lui.) Tu dois récupérer l’Épée de Vérité !
Le regard du vieil homme s’illumina quand le Sourcier hocha gravement la tête. Il tenta de se redresser sur un coude, mais son petit-fils, une main plaquée sur sa poitrine, le força à se rallonger.
— Repose-toi. Après, tu gambaderas comme un gamin. À présent, dis- moi où est cette bouteille !
Zedd plissa le front et désigna quelque chose, derrière Richard et Kahlan. Les deux jeunes gens se retournèrent… et ne virent rien, à part la tenture écartée et Cara, qui montait toujours la garde devant la porte d’entrée. Mais quand ils regardèrent de nouveau le vieil homme, ils le découvrirent en appui sur un coude, et tout fier de ce petit triomphe.
Richard le foudroya du regard, ajoutant à sa jubilation.
— Écoute bien, mon garçon. J’ai cru entendre que tu étais allé dans l’enclave privée du Premier Sorcier ? (Richard hocha la tête.) Tu te souviens de la configuration des lieux ?
— Parfaitement, oui.
— Excellent. Tu revois le long couloir de l’entrée ?
— Il y a un tapis rouge, et de chaque côté, des colonnes de marbre d’environ ma taille. Dessus, des objets sont exposés, et…
— C’est ça ! coupa Zedd. Les colonnes de marbre. Tu te rappelles ce qu’il y avait dessus ?
— En partie… Des broches et des pendentifs incrustés de gemmes, des chaînes en or, un calice en argent, des dagues de cérémonie, des coupes, des coffrets…
Richard ferma les yeux et se concentra. Puis il claqua des doigts.
— J’y suis ! Cinquième colonne sur la droite ! Il y a une bouteille dessus. Je la revois très bien, parce que je l’ai trouvée jolie. Une bouteille noire avec un bouchon à filigrane d’or.
— Exactement, mon garçon ! C’est elle !
— Et que devrai-je faire ? La casser avec mon épée, c’est tout ?
— C’est tout.
— Rien de plus ? Pas d’incantation ? Inutile de la placer à un endroit précis, selon un protocole spécial ? Pas besoin d’attendre une phase de la lune ou une heure particulière de la journée ? Tu ne me demandes même pas de tourner autour en gesticulant ?
— Non, sauf si tu as envie de passer pour un idiot. Casse-la avec l’épée, voilà tout. À ta place, je la poserais sur le sol, pour ne pas risquer de rater mon coup. Si tu la renverses simplement, et qu’elle se brise en tombant, ça ne vaudrait pas. Mais c’est le conseil d’un vieil homme pas très adroit avec une lame entre les mains.
— Je ferai comme tu dis. (Richard se releva.) Et j’en aurai fini avant demain matin !
Zedd prit le poignet de son petit-fils et le força à s’accroupir de nouveau.
— Non, Richard, ce ne sera pas possible…
— Quoi donc ?
— Voyager avec la sliph !
— Mais il le faut ! Grâce à elle, nous serons à destination en moins d’un jour. Sinon, ça prendra des semaines…
Le vieux sorcier braqua un index menaçant sur le visage du Sourcier.
— La Sliph est une créature magique. Si tu voyages avec elle, tu mourras avant d’atteindre Aydindril, noyé par le vif-argent que tu respireras, parce qu’il sera privé de sa magie. Tu périras, mon garçon, et personne ne retrouvera jamais ton corps.
Richard s’humidifia les lèvres puis laissa courir une main dans ses cheveux.
— Tu en es sûr ? Je n’aurais pas une chance de passer avant la défaillance de la magie ? Zedd, c’est important ! S’il faut prendre un risque, je n’hésiterai pas. Mais je laisserai Kahlan et Cara ici.
L’Inquisitrice frémit à l’idée que Richard s’abandonne à l’étreinte de la Sliph au moment où la magie disparaissait. S’il était perdu à jamais dans le vif-argent, elle ne s’en remettrait pas. Alors qu’elle tirait sur la manche de son mari pour manifester son désaccord, Zedd reprit la parole.
— Richard, écoute-moi ! Le Premier Sorcier te dit que la magie ne fonctionne plus bien ! Si tu entres dans la Sliph, tu mourras. C’est une certitude ! Tu dois voyager par un autre moyen.
— Compris, capitula le Sourcier. S’il le faut, nous le ferons… Mais ça prendra beaucoup plus de temps. Qu’adviendra-t-il d’Anna et de toi si…
— Mon garçon, nous sommes trop faibles pour voyager, sinon, nous vous accompagnerions. Mais nous vous ralentirions inutilement. Cela dit, nous nous remettrons, n’aie aucun souci. Accomplis ta mission, et tout ira bien. Dès que tu auras cassé la bouteille, les runes que nous avons dessinées sur le sol nous en avertirons. Alors, je lancerai les contre-sorts.
» Jusque-là, la Forteresse sera vulnérable. Quand le bouclier magique qui la défend s’écroulera, des objets très puissants et dangereux risquent d’être volés. Et lorsque j’aurai restauré la magie, nos ennemis s’empresseront de les retourner contre nous.
— Tu sais quelle sera l’étendue de la défaillance, dans le cas de la Forteresse ?
— Rien de semblable ne s’est jamais produit, répondit Zedd, furieux de sa propre impuissance. Je ne peux pas décrire les étapes, mais si nous n’agissons pas, toute la magie disparaîtra. Donc, tu devras rester dans la Forteresse et la défendre jusqu’à ce qu’Anna et moi t’ayons rejoint. Nous comptons sur toi, mon garçon. Tu veux faire ça pour moi ?
Richard hocha la tête et prit la main de son grand-père.
— Bien entendu.
— Promets-le, Richard ! Jure que tu gagneras la Forteresse le plus vite possible !
— Je le jure.
— Si tu ne tiens pas parole, intervint Anna, l’optimisme de Zedd au sujet de notre rétablissement sera… très exagéré.
— Anna, grogna le vieux sorcier, tu dramatises et…
— Si ce n’est pas vrai, ose me traiter de menteuse !
Zedd posa le dos de sa main sur ses yeux et ne dit rien.
— Ai-je été claire ? demanda Anna à Richard.
— Oui, ma dame…
— C’est important, Richard, ajouta Zedd, mais ne va pas te briser le cou pour arriver plus vite !
— Compris… Qui veut voyager loin ménage sa monture… Ne t’inquiète pas, je ne confondrai pas vitesse et précipitation.
— Finalement, dit le vieil homme avec un petit sourire, il semble que tu écoutais mes sermons, quand tu étais jeune.
— Toujours, Zedd !
— Alors, en voilà un nouveau. (Le sorcier leva un index rachitique.) Autant que possible, évite d’avoir recours au feu. Le Cabrioleur risquerait de te retrouver à cause des flammes.
— Comment ?
— Le sort est lié au feu, et le monstre a été conçu pour te traquer. Nous pensons qu’il peut te chercher en se servant de la lumière des flammes. Donc, reste loin de tout ce qui brûle.
» Méfie-toi aussi de l’eau. Si tu dois traverser une rivière, passe par un pont, même si ça te contraint à un long détour. Pour les ruisseaux, marche sur un tronc, saute ou sers-toi d’une corde.
— Tu penses que nous risquons de finir comme Juni, si nous approchons de l’eau ?
— Oui. Désolé de vous compliquer les choses, mais ce voyage ne sera pas une promenade. Le Cabrioleur te poursuit. Tu seras en sécurité – comme Cara et Kahlan – si tu atteins la Forteresse et casses la bouteille avant que le monstre t’ait trouvé.
En ayant vu d’autres, Richard eut un sourire confiant.
— Sans devoir ramasser du bois pour le feu, et en ne nous lavant pas, nous gagnerons du temps.
Zedd trouva la force de sourire une nouvelle fois.
— Bon voyage, Richard. Toi aussi, Cara. Veille bien sur ton seigneur Rahl. (Le vieil homme prit la main de Kahlan.) Bonne chance à toi aussi, ma nouvelle petite-fille. N’oublie jamais que je t’aime beaucoup. Prenez soin de vous, mes enfants, et nous nous reverrons bientôt en Aydindril. Surtout, protégez la Forteresse !
Kahlan serra la main osseuse du sorcier entre les siennes et ravala ses sanglots.
— Nous le ferons, et nous vous attendrons impatiemment.
— Bonne route à tous, dit Anna. Puissent les esprits du bien vous accompagner. Nos prières vous suivront pas à pas, n’en doutez pas.
Richard remercia les deux vieillards d’un hochement de tête, puis il fit mine de se lever, mais se ravisa.
— Zedd, dit-il, en grandissant près de toi, je ne me suis jamais douté que tu étais mon grand-père. Je sais que tu as gardé le secret pour me protéger, mais… Eh bien, je n’ai jamais rien su de ma grand-mère. Ma mère n’en parlait presque jamais, et maintenant que je sais qu’elle était ta femme…
Zedd se détourna pour que personne ne voie les larmes qui perlaient à ses paupières. Puis il s’éclaircit la gorge.
— Erilyn était une personne… hors du commun. Comme toi aujourd’hui, j’ai eu une épouse extraordinaire.
» Un jour, elle a été capturée par nos ennemis – un quatuor envoyé par ton autre grand-père, Panis Rahl. Ta mère a vu tout ce que ces chiens ont fait à Erilyn. Quand je l’ai retrouvée, elle agonisait, mais j’ai quand même tenté de la guérir. Ma magie a activé un sort que nos adversaires lui avaient jeté. Un piège ignoblement pervers ! Ma magie de guérison a achevé ta grand-mère, mon garçon ! Avec tout ça, ta pauvre mère avait beaucoup de mal à parler d’Erilyn.
Après un long silence tendu, le vieux sorcier se retourna et sourit, comme s’il se souvenait des temps heureux.
— Richard, elle était magnifique, avec les mêmes yeux gris que ceux de ta mère. Et que les tiens. Aussi intelligente que toi, elle adorait rire. N’oublie jamais ça : elle aimait la vie !
Richard sourit et dut se racler la gorge pour pouvoir parler.
— Dans ce cas, elle a épousé l’homme qu’il lui fallait.
— Je crois bien oui… À présent, filez préparer vos affaires et partez sans tarder ! Plus vite vous arriverez, plus tôt nous récupérerons la magie…
» Quand nous vous aurons rejoints, je te raconterai tout ce que je n’ai jamais pu te dire sur Erilyn. (Zedd eut un adorable sourire de grand-père.) Nous parlerons de la famille, si tu veux bien…